

PREMIÈRE PARTIE
L’été
« Bonsoir, dors bien », dit la mère de Noboru en fermant à clef, du dehors, la porte de sa chambre. Que ferait-elle si un incendie éclatait ? Naturellement elle se promettait de rouvrir la porte avant tout. Mais si le bois de la porte se gondolait par la chaleur ou si la peinture bloquait le trou de la serrure, que ferait-elle ? Une fuite par la fenêtre ? Il y avait, en dessous, un chemin de gravier, et le premier étage de cette maison se trouvait bizarrement élevé, à une hauteur sans espoir.
De Roland Topor. Adapté au cinéma par Roman Polanski sous le titre de « Le Locataire« .
L’APPARTEMENT
Trelkovsky allait être jeté à la rue lorsque son ami Simon lui parla d’un appartement libre rue des Pyrénées. Il s’y rendit. La concierge, revêche, refusa de lui faire visiter les lieux, pourtant un billet de mille la fit changer d’avis.
— Suivez-moi, dit-elle alors, mais sans quitter son air grognon.
Trelkovsky était un jeune homme d’une trentaine d’années, honnête, poli, qui détestait par-dessus tout les histoires. Il gagnait modestement sa vie, aussi la perte de son logement constituait-elle une catastrophe car son salaire ne lui permettait pas les fastes de la vie d’hôtel. Il possédait cependant à la Caisse d’Épargne quelques économies sur lesquelles il comptait pour payer la reprise, si elle n’était pas trop élevée.
L’appartement se composait de deux pièces obscures sans cuisine. Une seule fenêtre dans la pièce du fond donnait sur un mur percé d’un vasistas situé exactement en face d’elle. Trelkovsky comprit qu’il s’agissait du vasistas des W.C. de l’immeuble d’à côté. Les murs avaient été recouverts d’un papier peint jaunâtre sur lequel s’étalaient par endroits de larges taches d’humidité. Le plafond apparaissait fendu sur toute son étendue de lignes qui se ramifiaient comme les nervures d’une feuille. De petits morceaux de plâtre qui s’en étaient détachés craquaient sous les chaussures. Dans la chambre sans fenêtre, une cheminée de faux-marbre encadrait un appareil de chauffage au gaz.
— La locataire qui habitait ici s’est jetée par la fenêtre, expliqua la concierge devenue subitement plus aimable. Tenez, on peut voir l’endroit où elle est tombée.
De Truman Capote.
Titre anglais : « In Cold Blood ».
Les derniers
à les avoir vus en vie
Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent « là-bas ». À quelque soixante-dix miles à l’est de la frontière du Colorado, la région a une atmosphère qui est plutôt Far West que Middle West avec son dur ciel bleu et son air d’une pureté de désert. Le parler local est hérissé d’un accent de la plaine, un nasillement de cow-boy, et nombreux sont les hommes qui portent d’étroits pantalons de pionniers, de grands chapeaux de feutre et des bottes à bouts pointus et à talons hauts. Le pays est plat et la vue étonnamment vaste : des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d’élévateurs à grain, qui se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne.
« Éloge de la fuite » de Henri Laborit, neurobiologiste et éthologue français.
L’amour.
Avec ce mot on explique tout, on pardonne tout, on valide tout, parce que l’on ne cherche jamais à savoir ce qu’il contient. C’est le mot de passe qui permet d’ouvrir les coeurs, les sexes, les sacristies et les communautés humaines. Il couvre d’un voile prétendument désintéressé, voire transcendant, la recherche de la dominance et le prétendu instinct de propriété. C’est un mot qui ment à longueur de journée et ce mensonge est accepté, la larme à l’oeil, sans discussion, par tous les hommes. Il fournit une tunique honorable à l’assassin, à la mère de famille, au prêtre, aux militaires, aux bourreaux, aux inquisiteurs, aux hommes politiques. Celui qui oserait le mettre à nu, le dépouiller jusqu’à son slip des préjugés qui le recouvrent, n’est pas considéré comme lucide, mais comme cynique. Il donne bonne conscience, sans gros efforts, ni gros risques, à tout l’inconscient biologique. Il déculpabilise, car pour que les groupes sociaux survivent, c’est-à-dire maintiennent leurs structures hiérarchiques, les règles de la dominance, il faut que les motivations profondes de tous les actes humains soient ignorés. Leur connaissance, leur mise à nu, conduirait à la révolte des dominés, à la contestation des structures hiérarchiques. Le mot d’amour se trouve là pour motiver la soumission, pour transfigurer le principe du plaisir, l’assouvissement de la dominance. Je voudrais essayer de découvrir ce qu’il peut y avoir derrière ce mot dangereux, ce qu’il cache sous son apparence mielleuse, les raisons millénaires de sa fortune. Retournons aux sources.
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Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, – on n’aperçoit qu’un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent en long et en large ; on se dit alors que des années entières s’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre : voilà l’enceinte extérieure de la maison de force. D’un côté de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. En deçà de la palissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées : il n’en était pas de même du nôtre, – tout particulier, car il ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.