« Éloge de la fuite » de Henri Laborit, neurobiologiste et éthologue français.
L’amour.
Avec ce mot on explique tout, on pardonne tout, on valide tout, parce que l’on ne cherche jamais à savoir ce qu’il contient. C’est le mot de passe qui permet d’ouvrir les coeurs, les sexes, les sacristies et les communautés humaines. Il couvre d’un voile prétendument désintéressé, voire transcendant, la recherche de la dominance et le prétendu instinct de propriété. C’est un mot qui ment à longueur de journée et ce mensonge est accepté, la larme à l’oeil, sans discussion, par tous les hommes. Il fournit une tunique honorable à l’assassin, à la mère de famille, au prêtre, aux militaires, aux bourreaux, aux inquisiteurs, aux hommes politiques. Celui qui oserait le mettre à nu, le dépouiller jusqu’à son slip des préjugés qui le recouvrent, n’est pas considéré comme lucide, mais comme cynique. Il donne bonne conscience, sans gros efforts, ni gros risques, à tout l’inconscient biologique. Il déculpabilise, car pour que les groupes sociaux survivent, c’est-à-dire maintiennent leurs structures hiérarchiques, les règles de la dominance, il faut que les motivations profondes de tous les actes humains soient ignorés. Leur connaissance, leur mise à nu, conduirait à la révolte des dominés, à la contestation des structures hiérarchiques. Le mot d’amour se trouve là pour motiver la soumission, pour transfigurer le principe du plaisir, l’assouvissement de la dominance. Je voudrais essayer de découvrir ce qu’il peut y avoir derrière ce mot dangereux, ce qu’il cache sous son apparence mielleuse, les raisons millénaires de sa fortune. Retournons aux sources.
Nous rappellerons que la fonction du système nerveux consiste essentiellement dans la possibilité qu’il donne à un organisme d’agir, de réaliser son autonomie motrice par rapport à l’environnement, de telle façon que la structure de cet organisme soit conservée. Pour cela, deux sources d’informations lui sont nécessaires : l’une le renseigne sur les caractéristiques changeantes de l’environnement qui sont captées par les organes des sens et lui sont transmises. L’autre le renseigne sur l’état interne de l’ensemble de la communauté cellulaire organique dont il a mission de protéger la structure en permettant l’autonomie motrice. Bien que le terme d’équilibre soit faux ou du moins qu’il exige une assez longue diversion pour en préciser le contenu, nous parlerons de recherche de l’équilibre organique, d’homéostasie, ou dans un langage plus psychologique, du bien-être, du plaisir. Les structures les plus primitives du cerveau, l’hypothalamus et le tronc cérébral, suffisent à assurer ce comportement simple d’une action répondant à un stimulus interne que nous dénommerons « pulsion ». C’est un comportement inné, permettant l’assouvissement de la faim, de la soif et de la sexualité.
Avec les premiers mammifères apparaît le système limbique qui va autoriser les processus de mémoire à long terme. Dès lors, les expériences qui résultent du contact d’un organisme avec son environnement ne se perdront pas, elles seront mises en réserve et leur évocation à l’intérieur de cet organisme pourra survenir sans relations de causalité évidente avec les variations survenant dans le milieu extérieur. Elles seront enregistrées comme agréables ou désagréables, les expériences agréables étant celles qui permettent le maintien de la structure de l’organisme, les expériences désagréables celles dangereuses pour lui. Les premières auront tendance à être répétées : c’est ce que l’on appelle le « réenforcement ». Les autres à être évitées. L’action résulte dans tous les cas d’un apprentissage. Ainsi, nous définirons le besoin auquel répond l’activité du système nerveux comme la quantité d’énergie et d’information nécessaire au maintien de la structure, soit innée, soit acquise par apprentissage. Le modelage des réseaux neuroniques à la suite d’un apprentissage constitue en effet une structure
acquise. Elle est à la base des émotions qui s’accompagnent de réajustements vasomoteurs et de déplacements de la masse sanguine, suivant les variations d’activité des organes mis en jeu pour réaliser l’action. Le système cardio-vasculaire sous contrôle du système nerveux végétatif permettra cette adaptation. La motivation fondamentale des êtres vivants semble donc bien être le maintien de leur structure organique. Mais elle dépendra soit de pulsions, en réponse à des besoins fondamentaux, soit de besoins acquis par apprentissage. Dans un langage psychanalytique, la recherche (pulsionnelle ou résultant de l’apprentissage) de la répétition de l’expérience agréable répond au principe du plaisir qui n’est pas ainsi exclusivement sexuel, ou même quand il l’est se trouve occulté, transformé par l’expérience. La connaissance de la réalité extérieure, l’apprentissage des interdits socio-culturels et des conséquences désagréables qu’il peut en coûter de les enfreindre, comme de celles, agréables, dont le groupe social peut récompenser l’individu pour les avoir respectés, répond au principe de réalité.
Enfin, avec le cortex on accède à l’anticipation, à partir de l’expérience mémorisée des actes gratifiants ou nociceptifs, et à l’élaboration d’une stratégie capable de les satisfaire ou de les éviter respectivement. Il semble donc exister trois niveaux d’organisation de l’action. Le premier, le plus primitif, à la suite d’une stimulation interne et/ou externe, organise l’action de façon automatique, incapable d’adaptation. Le second organise l’action en prenant en compte l’expérience antérieure, grâce à la mémoire que l’on conserve de la qualité, agréable ou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation qui en est résultée. L’entrée en jeu de l’expérience mémorisée camoufle le plus souvent la pulsion primitive et enrichit la motivation de tout l’acquis dû à l’apprentissage. Le troisième niveau est celui du désir. Il est lié à la construction imaginaire anticipatrice du résultat de l’action et de la stratégie à mettre en oeuvre pour assurer l’action gratifiante ou celle qui évitera le stimulus nociceptif. Le premier niveau fait appel à un processus uniquement présent, le second ajoute à l’action présente l’expérience du passé, le troisième répond au présent, grâce à l’expérience passée par anticipation du résultat futur.
Cette action se réalise dans un « espace » à l’intérieur duquel se trouvent des objets et des êtres. Les objets et les êtres qui permettent un apprentissage gratifiant devront rester à la disposition de l’organisme pour assurer le réenforcement. Cet organisme aura tendance à se les approprier et à s’opposer dans l’espace où ils se trouvent, dans son « territoire », à l’appropriation des mêmes objets et êtres gratifiants par d’autres. Le seul comportement « inné », contrairement à ce que l’on a pu dire, nous semble donc être l’action gratifiante. La notion de territoire et de propriété n’est alors que secondaire à l’apprentissage de la gratification. Ce sont des acquis sociaux dans toutes les espèces animales et socio-culturels chez l’Homme. De même, on comprend que pour se réaliser en situation sociale, l’action gratifiante s’appuiera dès lors sur l’établissement des hiérarchies de dominance, le dominant imposant son « projet » au dominé.
Un point reste encore à préciser. Nous venons de voir que le système nerveux commande généralement à une action. Si celle-ci répond à un stimulus nociceptif douloureux, elle se résoudra dans la fuite, l’évitement. Si la fuite est impossible elle provoquera l’agressivité défensive, la lutte. Si cette action est efficace, permettant la conservation ou la restauration du bien-être, de l’équilibre biologique, si en d’autres termes elle est gratifiante, la stratégie mise en oeuvre sera mémorisée, de façon à être reproduite. Il y a apprentissage. Si elle est inefficace, ce que seul encore l’apprentissage pourra montrer, un processus d’inhibition motrice sera mis en jeu. Dans le premier cas les aires cérébrales, commandant à la réponse innée de fuite ou de lutte au stimulus nociceptif, à la punition, seront organisées dans des voies nerveuses qui aboutiront au « periventricular system » (P.V.S.). Dans le second cas, celui de l’apprentissage de la récompense, du comportement gratifiant, le faisceau réunissant les aires cérébrales intéressées est le « medial forebrain bundle » (M.F.B.). L’inhibition motrice enfin fait appel au système inhibiteur de l’action (S.I.A.). Nous avons récemment pu montrer (Laborit et col., 1974)[1] que le système inhibiteur de l’action, permettant ce qu’il est convenu d’appeler l’évitement passif, est à l’origine de la réaction endocrinienne de « stress » (Selye, 1936)[2] et de la réaction sympathique vasoconstrictrice d’attente de l’action. La réaction adrénalinique qui vasodilate au contraire la circulation musculaire, pulmonaire, cardiaque et cérébrale, est la réaction de fuite ou de lutte; c’est la réaction d’ « alarme », elle permet la réalisation de l’action. Il résulte de ce schéma que tout ce qui s’oppose à une action gratifiante, celle qui assouvit le besoin inné ou acquis, mettra en jeu une réaction endocrino-sympathique, préjudiciable, si elle dure, au fonctionnement des organes périphériques. Elle donne naissance au sentiment d’angoisse et se trouve à l’origine des affections dites « psychosomatiques ».
Pour illustrer cette idée, je rappellerai l’importance que les compagnies d’assurances américaines attachent à une pression artérielle supérieure à 140/90 mm de Hg après 50 ans, une surmortalité importante touchant les sujets qui en sont atteints. Or, au cours d’une expérimentation d’évitement actif dans une chambre à deux compartiments, réalisée sur le rat soumis à une stimulation électrique plantaire précédée de quelques secondes par des signaux lumineux et sonores, nous avons constaté que si l’animal pouvait agir, c’est-à-dire fuir dans le compartiment d’à côté, cette stimulation appliquée au cours de séances d’une durée de 7 minutes par jour pendant sept jours consécutifs ne provoque pas d’hypertension stable. Si par contre la porte de communication entre les deux compartiments est fermée, que l’animal ne peut fuir, il présente rapidement un comportement d’inhibition motrice. Or, après les sept jours d’expérimentation il présente une hypertension artérielle stable, retrouvée encore plus d’un mois après, alors que les séances sont interrompues depuis au moins trois semaines. Mais au cours d’un protocole identique, si l’on place deux animaux ensemble, ne pouvant s’échapper mais pouvant combattre, extérioriser leur agressivité par une action sur l’autre, ces animaux ne font pas d’hypertension chronique. Il en est de même si après chaque séance l’animal est immédiatement soumis à un électrochoc convulsivant qui empêche l’établissement de la mémoire à long terme. Celle-ci, dans le cas présent, mémorise l’inefficacité de l’action face à un stimulus nociceptif. Elle est donc nécessaire à la mise en jeu du système d’inhibition motrice.
Nous avons défini l’agression (Laborit, 1971)[3] comme la quantité d’énergie capable d’accroître l’entropie d’un système organisé, autrement dit de faire disparaître sa structure. À côté des agressions directes, physiques ou chimiques, l’agression psychosociale au contraire passe obligatoirement par la mémoire et l’apprentissage de ce qui peut être nociceptif pour l’individu. Si elle ne trouve pas de solution dans l’action motrice adaptée, elle débouche sur un comportement d’agressivité défensive ou, chez l’homme, sur le suicide. Mais si l’apprentissage de la punition met en jeu le système inhibiteur de l’action, il ne reste plus que la soumission avec ses conséquences psychosomatiques, la dépression ou la fuite dans l’imaginaire des drogues et des maladies mentales ou de la créativité.
Nous avons signalé qu’en situation sociale, la gratification, c’est-à-dire l’utilisation suivant les besoins, des objets et des êtres situés dans le territoire d’un individu, c’est-à-dire dans l’espèce au sein duquel il peut agir, s’obtenait évidemment par l’établissement de sa dominance. Celle-ci s’établit chez l’animal grâce à la force physique. Chez l’Homme il en fut longtemps ainsi. Mais la propriété que possède l’espèce humaine d’ajouter de l’information à la matière inanimée, de la « mettre en forme » pour en faire le produit d’une industrie, permit bientôt les échanges, puis l’accumulation d’un capital permettant de s’approprier les objets et les êtres, donc de se gratifier. La dominance s’établit alors sur la possession du capital et des moyens de production des marchandises, les machines, résultant elles-mêmes de la manipulation par le cerveau humain de l’information technique. Plus récemment, l’importance prise par les machines dans le processus de production a favorisé ceux capables de les imaginer et de les contrôler grâce à l’acquisition d’une information abstraite, physique et mathématique. Elle a favorisé les techniciens. La dominance s’est alors établie sur le degré d’abstraction atteint par un individu dans son information professionnelle. C’est elle qui aujourd’hui est à la base des hiérarchies, non seulement professionnelles, mais de pouvoir économique et politique.
Où se situe l’amour dans ce schéma ? Décrire l’amour comme la dépendance du système nerveux à l’égard de l’action gratifiante réalisée grâce à la présence d’un autre être dans notre espace, est sans doute objectivement vrai. Inversement, la haine ne prend-elle pas naissance quand l’autre cesse de nous gratifier, ou que l’on s’empare de l’objet de nos désirs, ou que l’on s’insinue dans notre espace gratifiant et que d’autres se gratifient avec l’être ou l’objet de notre gratification antérieure ?
Mais l’on se demande si ces observations, qui se voudraient scientifiques, objectives, ont quelque valeur devant la joie ineffable, cette réalité vécue, de l’amoureux. La décrire comme nous venons de le faire, n’est-ce pas ignorer la part humaine de l’amour, sa dimension imaginaire, créatrice, culturelle ? Oui sans doute pour l’amour heureux. Mais un autre l’a dit, il n’y a pas d’amour heureux. Il n’y a pas d’espace suffisamment étroit, suffisamment clos, pour enfermer toute une vie deux êtres à l’intérieur d’eux-mêmes. Or, dès que cet ensemble s’ouvre sur le monde, celui-ci en se refermant sur eux va, comme les bras d’une pieuvre, s’infiltrer entre leurs relations privilégiées. D’autres objets de gratification, et d’autres êtres gratifiants, vont entrer en relation avec chacun d’eux, en relation objective s’exprimant dans l’action. Alors, l’espace d’un être ne se limitera plus à l’espace de l’autre. Le territoire de l’un peut bien se recouper avec le territoire de l’autre, mais ils ne se superposeront jamais plus. Le seul amour qui soit vraiment humain, c’est un amour imaginaire, c’est celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve généralement son origine dans l’être aimé, mais qui n’en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour devenir une véritable création, une image sans réalité. Alors, il ne faut surtout pas essayer de faire coïncider cette image avec l’être qui lui a donné naissance, qui lui n’est qu’un pauvre homme ou qu’une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C’est avec cet amour-là qu’il faut se gratifier, avec ce que l’on croit être et ce qui n’est pas, avec le désir et non avec la connaissance. Il faut se fermer les yeux, fuir le réel. Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l’art, et ne jamais utiliser la clef du placard où Barbe-Bleue enfermait les cadavres de ses femmes. Car dans la prairie qui verdoie, et sur la route qui poudroie, on ne verra jamais rien venir.
Si ce que je viens d’écrire contient une parcelle de vérité, alors je suis d’accord avec ceux qui pensent que le plaisir sexuel et l’imaginaire amoureux sont deux choses différentes qui n’ont pas de raison a priori de dépendre l’une de l’autre. Malheureusement, l’être biologique qui nous gratifie sexuellement et que l’on tient à conserver exclusivement de façon à « réenforcer » notre gratification par sa « possession », coïncide généralement avec celui qui est à l’origine de l’imaginaire heureux. L’amoureux est un artiste qui ne peut plus se passer de son modèle, un artiste qui se réjouit tant de son oeuvre qu’il veut conserver la matière qui l’a engendrée. Supprimer l’oeuvre, il ne reste plus qu’un homme et une femme, supprimer ceux-là, il n’y a plus d’oeuvre. L’oeuvre, quand elle a pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est du domaine de l’imaginaire, une vie qui ne vieillit pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en plus de peine à cohabiter avec l’être de chair, inscrit dans le temps et l’espace, qui nous a gratifiés biologiquement. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir d’amour heureux, si l’on veut à toute force identifier l’oeuvre et le modèle.
Cependant, lorsque l’amour passe d’un rapport interindividuel unique à celui d’un groupe humain, il est probable qu’il pourrait s’humaniser, en ce sens qu’il devient plus l’amour d’un concept que celui de l’objet gratifiant. L’Homme est par exemple le seul animal à concevoir la patrie et à pouvoir l’aimer. Mais là encore il n’est pas possible de faire coïncider l’imaginaire amoureux avec le modèle qui en est la cause. Le modèle est encore un modèle biologique, celui de l’ensemble humain peuplant une niche écologique, avec son histoire et les caractéristiques comportementales que cette niche a conditionnées chez lui. Et cet ensemble humain jusqu’ici s’est toujours organisé sous tous les cieux suivant un système hiérarchique de dominance et de soumission parce que les motivations des individus qui le composent ont toujours été la survie organique, la recherche du plaisir, dont les moyens d’obtention passent encore par la possession d’un territoire individuel et des objets et des êtres qu’il contient. Si bien que cet amour réel et puissant de la patrie, tardivement conceptualisé dans l’histoire de l’Homme, mais qui a, jusqu’à une époque récente, animé le sacrifice de millions d’hommes, a également permis l’exploitation de leur sacrifice par les structures sociales de dominance qui en constituaient, non le corps mystique, mais le corps biologique. Les dominants ont toujours utilise l’imaginaire des dominés à leur profit. Cela est d’autant plus facile que la faculté de création imaginaire que possède l’espèce humaine est la seule à lui permettre la fuite gratifiante d’une objectivité douloureuse. Cette possibilité, elle la doit à l’existence d’un cortex associatif capable de créer de nouvelles structures, de nouvelles relations abstraites, entre les éléments mémorisés dans le système nerveux. Mais ces structures imaginaires restent intimement adhérentes aux faits mémorisés, aux modèles matériels dont elles sont issues. Or, à l’échelon socioculturel il est profitable; pour la structure hiérarchique, de favoriser l’amour de l’artiste citoyen pour sa création imaginaire, la patrie, qui lui fait oublier la triste réalité du modèle social, artisan de son aliénation. On a dit que de Gaulle aimait la France, mais méprisait les Français. Il aimait la conception imaginaire qu’il s’était faite de la France. L’artiste préférait son oeuvre au modèle imposé par la réalité. Or, ce qu’il y a de passionnant dans l’oeuvre, c’est qu’elle varie avec chaque homme, avec sa mémoire, avec son histoire, que le même mot recouvre autant de créations imaginaires différentes qu’il y a de cerveaux imaginant et qu’il est alors facile de créer un mouvement collectif passionnel d’opinion pour quelque chose qui n’existe pas en dehors du produit variable de l’imagination de chaque individu.
La distance croissante qui sépare ainsi la réalité objective de la création imaginaire permet de manipuler la première en exploitant la seconde au bénéfice des plus forts. Dans toute cette interprétation, j’ai sans doute paru valoriser l’imaginaire et ne pouvoir éliminer moi-même le jugement de valeur. Or, constater que toute l’évolution des espèces s’est faite en développant l’imaginaire et les formations nerveuses permettant les processifs associatifs pour aboutir à l’Homme, n’est pas, me semble-t-il, faire un jugement de valeur. C’est constater une réalité objective. Mais reconnaître que l’imaginaire reste sous la dépendance des pulsions préhominiennes du fait que celles-ci gouvernent notre inconscient, n’oblige pas à utiliser l’imaginaire pour assurer la dominance de ces pulsions dans l’action, sous la protection ambiguë du discours conscient. C’est la lutte éternelle entre la chair thermodynamique et le point oméga, informationnel, l’un ne pouvant exister sans l’autre, mais sans qu’il soit jamais possible de réduire l’un à l’autre ou inversement car, comme l’a dit Wiener, l’information n’est qu’information. Elle n’est ni masse ni énergie, bien que n’existant pas sans elles.
Par contre, ce qu’il est possible de souhaiter, c’est que la création, l’oeuvre de l’artiste, celle de l’amoureux, ne se limite pas à un sous-ensemble. Qu’il s’adresse tout de suite au plus grand ensemble, à l’espèce humaine. Que ce peu de chair que nous sommes, source de nos motivations, car si cette chair est triste, elle est aussi plaisante à la fois, source de notre désir d’en profiter comme de celui de la fuir en nous gratifiant sans contrainte dans l’imaginaire, source de notre angoisse sans laquelle il n’y aurait pas de libération, que ce peu de chair inventive n’emprisonne pas sa créativité dans la prison des socio-cultures, celle des mots, celle des cadres préfabriqués, celle des groupes sociaux, des chapelles, des langues, des classes. Prendre pour finalité gratifiante l’un de ces sous-ensembles, c’est être fondamentalement raciste. Le racisme est une théorie biologiquement sans fondement au stade où est parvenue l’espèce humaine, mais dont on comprend la généralisation par la nécessité, à tous les niveaux d’organisation, de la défense des structures périmées.
Tout homme qui, ne serait-ce que parfois le soir en s’endormant, a tenté de pénétrer l’obscurité de son inconscient, sait qu’il a vécu pour lui-même. Ceux qui ne peuvent trouver leur plaisir dans le monde de la dominance et qui, drogués, poètes ou psychotiques, appareillent pour celui de l’imaginaire, font encore la même chose. Alors, le contact humain, la chaleur humaine, qu’en faites-vous ?
– Ce que les hommes ont à communiquer entre eux, la science et l’art, ils ont bien des moyens d’en faire l’échange. J’ai reçu d’eux plus de choses par le livre que par la poignée de main. Le livre m’a fait connaître le meilleur d’eux-mêmes, ce qui les prolonge à travers l’Histoire, la trace qu’ils laissent derrière eux.
Mais combien d’hommes ne laissent pas de trace écrite et qu’il serait enrichissant de connaître ? Ceux qui souffrent et travaillent n’ont point le temps d’écrire.
– Oui, mais est-on sûr que la prise de contact avec ceux-là est empreinte du seul souci de la connaissance et de la participation au transport de leur croix ? Le paternalisme, le narcissisme, la recherche de la dominance, savent prendre tous les visages. Dans le contact avec l’autre on est toujours deux. Si l’autre vous cherche, ce n’est pas souvent pour vous trouver, mais pour se trouver lui-même, et ce que vous cherchez chez l’autre c’est encore vous. Vous ne pouvez pas sortir du sillon que votre niche environnementale a gravé dans la cire vierge de votre mémoire depuis sa naissance au monde de l’inconscient. Puis-je dire qu’il m’a été donné parfois d’observer de ces hommes qui, tant en paroles qu’en action, semblent entièrement dévoués au sacrifice, mais que leurs motivations inconscientes m’ont toujours paru suspectes. Et puis certains, dont je suis, en ont un jour assez de ne connaître l’autre que dans la lutte pour la promotion sociale et la recherche de la dominance. Dans notre monde, ce ne sont pas des hommes que vous rencontrez le plus souvent, mais des agents de production, des professionnels. Ils ne voient pas non plus en vous l’Homme, mais le concurrent, et dès que votre espace gratifiant entre en interaction avec le leur, ils vont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre. Alors, si vous hésitez à vous transformer en hippie, ou à vous droguer, il faut fuir, refuser la lutte si c’est possible. Car ces adversaires ne vous aborderont jamais seuls. Ils s’appuieront sur un groupe ou une institution. L’époque de la chevalerie est loin où l’on se mesurait un à un, en champ clos. Ce sont les confréries qui s’attaquent aujourd’hui à l’homme seul, et si celui-ci a le malheur d’accepter la confrontation, elles sont sûres de la victoire, car elles exprimeront le conformisme, les préjugés, les lois socio-culturelles du moment. Si vous vous promenez seul dans la rue, vous ne rencontrerez jamais un autre homme seul, mais toujours une compagnie de transport en commun.
Quand il vous arrive cependant de rencontrer un homme qui accepte de se dépouiller de son uniforme et de ses galons, quelle joie! L’Humanité devrait se promener à poil, comme un amiral se présente devant son médecin, car nous devrions tous être les médecins les uns des autres. Mais si peu se savent malades et désirent être soignés! N’ont-ils pas suivi très fidèlement les règles du livre d’Hygiène et de Prophylaxie que la société bienveillante a déposé dans leur berceau à la naissance ?
Cette distinction que j’ai faite au début entre le réel et l’imaginaire, nous la retrouvons au niveau d’organisation des sociétés. Les rapports interindividuels qui s’établissent en leur sein, fondés sur le fonctionnement du système nerveux humain en situation sociale et qui aboutissent aux hiérarchies professionnelles et aux dominances, sont bien réels et vécus comme tels. Mais le fonctionnement nerveux est inconscient de ses sources structurelles innées et acquises. Il nous vient tout droit des étapes préhominiennes de l’évolution auxquelles l’imaginaire lui-même s’est soumis. La créativité n’y est considérée qu’en fonction de l’innovation technique et de la marchandise par lesquelles s’établissent les dominances. Aussi les hommes, pour fuir le malaise qui en résulte, se mettent-ils parfois à utiliser l’imaginaire pour proposer des structures sociales dans lesquelles ces rapports aliénants disparaîtraient. Malheureusement, comme ces derniers résultent, nous venons de le dire, de l’expression de leur inconscient pulsionnel drainé par l’acquis socio-culturel qu’ils ne prennent jamais en compte, l’amour pour l’oeuvre imaginaire n’arrive jamais à coïncider avec le réel amputé de ses sources profondes. Et le mot d’amour demeure ce terme mensonger qui absout toutes les exploitations de l’homme par l’homme, puisqu’il se veut d’une autre essence que celle des motivations les plus primitives, contre lesquelles d’ailleurs il ne peut rien, pas plus que le mot « bouclier » ne peut protéger des balles.
Les problèmes que pose la vie à chacun de nous, je n’ai trouvé aucun catéchisme, aucun code civil ou moral, capables de m’en fournir les réponses. Le Christ me les a données, mais outre que c’est un Monsieur qui n’est pas très recommandable, je le suspecte parfois de changer de visage avec le client.
Pour ceux qui le connaissent, il est l’oeuvre accomplie dont je parlais plus haut, l’imaginaire incarné. Mais du fait même de cette incarnation, peut-il être mieux que ce que nous sommes ? Cela n’est possible que s’il représente l’imaginaire incarné dans l’espèce comme dans chaque individu, élément de l’ensemble. Pour lui aussi, à mon sens, le mot d’amour a été galvaudé. Dans le contexte où il est utilisé on peut aussi bien choisir celui de haine. Il y a autant d’amour dans la haine qu’il y a de haine dans l’amour. C’est une question d’endocrinologie. Il est plus facile de dire que l’on aime l’espèce humaine, l’homme avec un grand H, que d’aimer, et non pas simplement avoir l’air d’aimer, son voisin de palier. Mais il est plus facile aussi d’aimer sa femme et ses enfants quand ils font partie des objets gratifiants de votre territoire spatial et culturel, que d’aimer le concept abstrait de l’Humanité dans son ensemble. Il faudrait ne pas avoir de territoire du tout, c’est-à-dire ne pas avoir de système nerveux ou au contraire considérer que ce territoire est la planète tout entière, opinion que les autres se chargeraient rapidement de contredire, pour vivre en paix. « Mon territoire n’est pas de ce monde »… Bien sûr, il appartient au monde des structures, au monde de l’imaginaire. Malheureusement, l’imaginaire prend naissance dans un système nerveux et les structures n’existent que pour organiser les éléments d’un ensemble : l’oeuvre et le modèle, toujours. Il faut accepter de vivre avec le modèle et de mourir pour l’oeuvre. C’est l’éternel conflit entre le « principe de plaisir » et le « principe de réalités » vous diront les psychanalystes et je ne vous proposerai pas autre chose que la « sublimation ». Ce n’est pourtant pas tout à fait cela, à mon avis. Le réel que je vous propose n’est pas celui de la niche environnementale immédiate, celui que l’on touche, que l’on sent, que l’on voit. Celui-là, même si vous vous admettez la différence, la non-appropriation, l’autonomie partielle de l’autre (ce qui sera d’ailleurs considéré comme de l’indifférence) n’est pas encore suffisamment informé dans son ensemble, ou plutôt se trouve trop déformé par la culture pour accepter qu’inversement vous puissiez bénéficier des mêmes avantages. Aimer l’autre, cela devrait vouloir dire que l’on admet qu’il puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos désirs, à notre propre gratification, accepter qu’il vive conformément à son système de gratification personnel et non conformément au nôtre. Mais l’apprentissage culturel au cours des millénaires a tellement lié le sentiment amoureux à celui de possession, d’appropriation, de dépendance par rapport à l’image que nous nous faisons de l’autre, que celui qui se comporterait ainsi par rapport à l’autre serait en effet qualifié d’indifférent.
Cependant, il existe d’autres espaces gratifiants que celui qui vous entoure immédiatement, et qui sont tout aussi réels que lui, mais médiats. C’est ce à eux que l’on peut atteindre le collectif, le social. L’espace planétaire en est un, et les structures sociales qui le remplissent sont une réalité. Mais cette réalité, vous ne pouvez l’atteindre avec la main, les yeux, les lèvres. Vous ne pouvez l’influencer que par l’intermédiaire des mass media. Vous ne pouvez exercer sur elle une autorité, un pouvoir, qu’à travers la symbolique du langage, et l’expression des concepts. Vous vous heurterez bien évidemment aux langages et aux concepts dominants. Mais votre lutte s’engagera à un autre niveau d’organisation que celui où se tiennent les rapports d’homme à homme. Vous ne vous laisserez plus enfermer dans un espace étroit au sein duquel tout l’inconscient dominateur des individualités entre en conflit pour l’obtention de la dominance. Et surtout vous pouvez fuir, pour vous regrouper à un autre niveau d’organisation, jusqu’aux limites de la planète. Il s’agit en définitive de faire de votre réalité une structure ouverte et non pas une structure fermée par les frontières de l’OEdipe familial ou social.
Déçus ? Bien sûr vous l’êtes. Entendre parler de l’Amour comme je viens de le faire a quelque chose de révoltant. Mais cela vous rassure en raison même de la différence. Car vous, vous savez que l’esprit transcende la matière. Vous savez que c’est l’amour particulier, comme l’amour universel, qui transportent l’homme au-dessus de lui-même. L’amour qui lui fait accepter parfois le sacrifice de sa vie. « Parrroles, Parroles, Parroles », chuchote Dalida avec cet accent si profondément humain qu’il touche au plus profond du coeur les foules du monde libre. Vous savez, vous, que ce ne sont pas que des mots, que ce qui a fait la gloire des générations qui nous ont précédés, sont des valeurs éternelles, grâce auxquelles nous avons abouti à la civilisation industrielle, aux tortures, aux guerres d’extermination, à la déstructuration de la biosphère, à la robotisation de l’homme et aux grands ensembles. Ce ne sont pas les jeunes générations évidemment qui peuvent être rendues responsables d’une telle réussite. Elles n’étaient pas encore là pour la façonner. Elles ne savent plus ce qu’est le travail, la famille, la patrie. Elles risquent même demain de détruire ces hiérarchies, si indispensables à la récompense du mérite, à la création de l’élite. Ces penseurs profonds qui depuis quelque temps peuplent de leurs écrits nos librairies, et que la critique tout entière se plaît à considérer comme de véritables humanistes, sachant exprimer avec des accents si « authentiques » toute la grandeur et la solitude de la condition humaine, nous ont dit : retournons aux valeurs qui ont fait le bonheur des générations passées et sans lesquelles aucune société ne peut espérer en arriver où nous sommes. Sans quoi nous risquons de perdre des élites comme celles auxquelles ils appartiennent, ce qui serait dommage. Qui décidera de l’attribution des crédits, de l’emploi de la plus-value, qui dirigera aussi « humainement » les grandes entreprises, les banques, qui tiendra dans ses mains les leviers de l’État, ceux du commerce et de l’industrie, qui sera capable enfin de perpétuer le monde moderne, tel qu’eux-mêmes l’ont fait ? Et toute cette jeunesse qui profite de ce monde idéal, tout en le récusant, ferait mieux de se mettre au travail, d’assurer son avenir promotionnel et l’expansion économique, qui est le plus sûr moyen d’assurer le bonheur de l’homme. La violence n’a jamais conduit à rien, si ce n’est à la révolution, à la Terreur, aux guerres de Vendée et aux droits de l’Homme et du Citoyen. Sans doute, il y a des bombes à billes, au napalm, les défoliants, les cadences dans les usines, les appariteurs musclés, mais tout cela (pour ne citer qu’eux) n’existe que pour apprendre à apprécier le monde libre à ceux qui ne savent pas ce qu’est la liberté et la civilisation judéo-chrétienne. Conservons la vie, ce bien suprême, pénalisons l’avortement, la contraception, la pornographie (qui n’est pas l’érotisme, comme chacun sait) et favorisons, au nom de la patrie, les industries d’armement, la vente à l’étranger des tanks et des avions de combat, qui n’ont jamais fait de mal à personne puisque ce sont les militaires qui les utilisent. Si parfois ces bombes tuent des hommes, des femmes et des enfants, ceux-là ont déjà pu apprécier les avantages de la vie, en goûter les joies familiales et humaines. Alors que ces pauvres innocents de la curette ou de l’aspirateur ne sauront jamais les joies qu’ils ont perdues, le bonheur de se trouver parmi nous. Savez-vous si parmi eux il ne s’en serait pas trouvé un qui aurait même pu devenir président de la République ? Non, croyez-moi, laissez-les vivre, car même si l’existence n’est pas une formule idéale, vous savez bien que la douleur élève l’homme et que nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert. (Cette dernière phrase, pour être la preuve d’une culture authentique, devrait s’accompagner d’un renvoi en bas de page sur une référence bibliographique.)
Oui, ce que je viens d’écrire sur l’amour est attristant. Cela manque totalement de spiritualité. Heureusement qu’il nous reste saint François d’Assise, Paul VI et Michel Droit. Heureusement qu’il existe encore des gens qui savent, eux, pourquoi ils ont vécu, et pourquoi ils vivent. Demandez-leur. Ils vous diront que c’est pour l’Amour avec un grand A, pour les autres, grâce au sacrifice d’eux-mêmes. Et il faut les croire parce que ce sont des êtres conscients et responsables. Il suffit de voir leur tête pour comprendre combien ils ont souffert dans leur renoncement.
J’aurais pu vous dire que ma motivation profonde depuis mon plus jeune âge avait été de soulager l’humanité souffrante, de trouver des drogues qui guérissent, d’opérer et de panser des plaies saignantes. J’aurais pu vous dire que mon rôle ne s’était pas limité à soigner le corps, mais que j’avais toujours cherché derrière le corps physique à atteindre l’Homme tout entier, moral et spirituel, à grands coups de colloques singuliers payables à la sortie, et derrière chaque individu que j’avais tenté de comprendre, l’humaine condition. A cela, toute mon hérédité familiale m’avait conduit. J’aurais pu vous dire comment, par mon seul mérite, j’avais gravi les échelons d’une carrière honorable, au cours de laquelle bien sûr je m’étais heurté à l’égoïsme souvent, à la bêtise parfois, mais combien tout cela avait été insignifiant comparé à la chaleur humaine, aux contacts humains, aux joies de l’amitié et de l’amour auxquelles je m’étais livré à corps perdu en donnant le meilleur de moi-même. Après la lecture d’un tel livre, vous auriez acquis une haute opinion de l’auteur et de son idéal humain (un idéal peut-il être autre chose qu’humain ?), et dare-dare, devant un tel exemple vous auriez tenté de l’imiter. Animé par cette nouvelle ardeur, vous-même, le groupe social auquel vous appartenez, le pays, la culture et finalement l’espèce humaine tout entière, se seraient enrichis. Vous auriez permis, en restant à votre juste place (une place est toujours juste et méritée) que soient conservés des idéaux d’Amour, de Probité, d’Honneur, de Sacrifice, qui sont les seules valeurs capables de faire progresser l’Humanité souffrante (l’Humanité est toujours souffrante, vous avez remarqué ?).
Au lieu de cela, vous découvrez un homme qui, suivant les critères qui sont les vôtres, vous dit que nous sommes tous pourris, tous vendus, qu’il n’existe à son avis ni amour, ni altruisme, ni liberté, ni responsabilité, ni mérite qui puissent répondre à des critères fixés d’avance, à une échelle de valeurs humainement conçue, que tout cela est une chienlit pour permettre l’établissement des dominances. Que les choses se contentent d’être, sans valeur autre que celle que lui attribue un ensemble social particulier. Notez qu’il n’a aucun moyen de coercition, aucune inquisition à son service capable de vous obliger « librement » à le croire, et ce n’est pas son insignifiante expérience personnelle qui peut vraisemblablement vous convaincre.
Peut-être d’ailleurs l’étude de la biologie des comportements à laquelle il fait si souvent référence, car il croit qu’elle le singularise, lui a-t-elle fourni cet alibi logique dont il parle souvent aussi, pour couvrir sa très réelle médiocrité sentimentale ? Ne connaissant des autres que leurs comportements, il a cru qu’ils étaient motivés comme il l’était lui-même, mais restaient inconscients de leurs motivations réelles. Peut-être sont-ils tous bons, généreux, conciliants, tolérants, simples, humbles, acceptant la dominance quand elle s’offre à eux comme un fardeau qu’ils n’ont pas cherché à conquérir ? Peut-être sont-ils effectivement tous ce qu’il vous conseillent d’être vous-même, en faisant référence à cet humanisme si réconfortant, à ces sublimations et à ces transcendances qui guident nos élites méritantes ? Peut-être, après tout, que leur dominance ils ne la doivent qu’à leurs qualités exceptionnelles et qu’elle leur est donnée par surcroît ? On peut se demander même s’ils savent en profiter ?
Ainsi, j’ai compris que ce que l’on appelle « amour » naissait du réenforcement de l’action gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace opérationnel et que le mal d’amour résultait du fait que cet être pouvait refuser d’être notre objet gratifiant ou devenir celui d’un autre, se soustrayant ainsi plus ou moins complètement à notre action. Que ce refus ou ce partage blessait l’image idéale que l’on se faisait de soi, blessait notre narcissisme et initiait soit la dépression, soit l’agressivité, soit le dénigrement de l’être aimé.
J’ai compris aussi ce que bien d’autres avaient découvert avant moi, que l’on naît, que l’on vit, et que l’on meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui n’a qu’une seule raison d’être, celle de se conserver. Mais j’ai découvert aussi que, chose étrange, la mémoire et l’apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette structure, et qu’au niveau de l’organisation du moi, elle n’était plus qu’eux. J’ai compris enfin que la source profonde de l’angoisse existentielle, occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une société de production, c’était cette solitude de notre structure biologique enfermant en elle-même l’ensemble, anonyme le plus souvent, des expériences que nous avons retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre ce que nous sommes et ce qu’ils sont, prisonniers enchaînés au même monde de l’incohérence et de la mort. J’ai compris que ce que l’on nomme amour pouvait n’être que le cri prolongé du prisonnier que l’on mène au supplice, conscient de l’absurdité de son innocence; ce cri désespéré, appelant l’autre à l’aide et auquel aucun écho ne répond jamais. Le cri du Christ en croix: « Eli, Eli, lamma sabacthani » « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il n’y avait là, pour lui répondre, que le Dieu de l’élite et du sanhédrin. Le Dieu des plus forts. C’est sans doute pourquoi on peut envier ceux qui n’ont pas l’occasion de pousser un tel cri, les riches, les nantis, les tout-contents d’eux-mêmes, les fiers-à-bras-du-mérite, les héros de l’effort récompensé, les faites-donc-comme-moi, les j’estime-que, les il-est-évident-que, les sublimateurs, les certains, les justes.
Ceux-là n’appellent jamais à l’aide, ils se contentent de chercher des « appuis » pour leur promotion sociale. Car; depuis l’enfance, on leur a dit que seule cette dernière était capable d’assurer leur bonheur. Ils n’ont pas le temps d’aimer, trop occupés qu’ils sont à gravir les échelons de leur échelle hiérarchique. Mais ils conseillent fortement aux autres l’utilisation de cette « valeur » la plus « haute » dont ils s’affirment d’ailleurs pétris. Pour les autres, l’amour commence avec le vagissement du nouveau-né lorsque, quittant brutalement la poche des eaux maternelle, il sent tout à coup sur sa nuque tomber le vent froid du monde et qu’il commence à respirer, seul, tout seul, pour lui-même, jusqu’à la mort. Heureux celui que le bouche à bouche parfois vient assister.
– Narcisse, tu connais ?
