« Débrouille-toi avec ton violeur », d’Infernus Iohannes : le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault
CHRONIQUE
Tiphaine Samoyault
Ecrivaine et essayiste
Notre feuilletoniste a lu le recueil féministe signé d’un hétéronyme d’Antoine Volodine. Ces trois textes radicaux s’inscrivent dans l’univers postexotique bâti depuis près de quarante ans par l’auteur.

« Débrouille-toi avec ton violeur », d’Infernus Iohannes, L’Olivier, 256 p., 19 €, numérique 14 €.
TROIS FEMMES EN COLÈRE
Ce sont sans doute les textes les plus radicalement féministes écrits depuis longtemps. Débrouille-toi avec ton violeur est un titre cinglant et ouvertement anarchiste. Il est celui du premier des trois textes qui composent le livre, attribué à Miaki Ono et traduit du japonais par Irina Kobayashi et Astrid Koenig. En 343 courts paragraphes, la voix énonce sa détestation de la sexualité telle qu’elle a été programmée de façon plurimillénaire pour les femmes. Toute pénétration est assimilée à un viol. L’acte consenti, épanouissant et égalitaire relève de la propagande totalitaire « des sexologues et des féministes commerciales ». « L’orgasme féminin, aujourd’hui une récompense supplémentaire pour le violeur. »
Ce n’est ni un pamphlet ni un traité à portée générale. La voix parle en son nom et en son corps de jeune femme japonaise qui éprouve au plus profond d’elle-même une violence archaïque et un immense dégoût. C’est par moments insupportable, mais on est pris par le rythme de la litanie, par une colère qui devient chant. Le deuxième texte, Sous les viandes, est porté par la voix de Molly Hurricane et traduit du maganéen par onze femmes, parmi lesquelles la polyglotte Astrid Koenig. Le maganéen est la langue parlée par des survivantes enfermées sous la chair de tonnes de méduses qui ont recouvert une terre devenue une masse gluante, amniotique, sans relief. Parole arrachée à un récit postapocalyptique, elle exprime la révolte contre un univers criminel conduisant toujours tout vers le pire. Slogans, le troisième texte, reprend le livre publié sous ce titre en 2004 par Maria Soudaïeva. Composé de trois séries de 343 formules, il porte à son comble la musique insurrectionnelle, entre indignation et rêverie, murmure et cri. Il se prête particulièrement bien au théâtre et a été mis en scène plusieurs fois.
Comparé aux textes ouvertement romanesques d’Antoine Volodine, comme Terminus radieux ou Les Filles de Monroe (Seuil, 2014 et 2021), Débrouille-toi avec ton violeur n’est pas immédiatement narratif. Il inscrit son récit à l’extérieur, dans le rôle accordé à ces voix au sein de l’univers postexotique construit depuis près de quarante ans par Volodine, et qui donne à celui-ci une place unique dans la littérature. Quarante-sixième titre d’une bibliothèque qui en comptera quarante-neuf – comme dans toutes les grandes architectures littéraires, le dernier, Retour au goudron, est prévu et déjà en partie écrit –, Débrouille-toi avec ton violeur fait entrer en scène un nouvel auteur postexotique, dont le nom n’était pas tout à fait inconnu des lecteurs fidèles de Volodine, mais qui n’avait jamais eu la responsabilité complète d’un opus.
En guise de repère dans le corpus postexotique, rappelons qu’Antoine Volodine se présente comme le porte-parole de voix dont certaines prennent aussi la parole en leur nom
En guise de repère dans cette foule qui peuple et compose la littérature postexotique, rappelons que Volodine se présente comme le porte-parole de voix dont certaines prennent aussi la parole en leur nom. Cette construction stupéfiante est certes imaginaire, mais elle a aussi des effets sociaux. Certains hétéronymes ont leur propre éditeur : alors que Volodine publie actuellement au Seuil, Lutz Bassmann fait paraître tous ses livres chez Verdier, Manuela Draeger publie aux Editions de l’Olivier et à L’Ecole des loisirs, tout comme Elli Kronauer, et les traducteurs travaillent pour L’Olivier. Infernus Iohannes introduit une nouvelle variante dans cet univers, puisque le nom est la signature collective regroupant des autrices, des traductrices et un traducteur (Volodine lui-même, traducteur de Maria Soudaïeva). Comme l’écrivait Antonio Tabbucchi à propos des hétéronymes de Fernando Pessoa : « Ce sont des créatures créatrices, ce sont des poètes : c’est-à-dire des créatures de fiction qui, à leur tour, produisent la fiction de la littérature. »
Mais peut-on encore parler d’hétéronyme quand il s’agit d’un auteur collectif ? Rien de tout cela n’est tout à fait clair, car si Infernus Iohannes est reconnu par Volodine comme hétéronyme, Maria Soudaïeva, l’autrice de Slogans, est dotée d’une existence historique au-delà de toute réalité hétéronymique… Bref, si vous êtes perdus, ne vous inquiétez pas : on sait depuis Balzac qu’une grande architecture romanesque est comme une société, on peut en maîtriser les rouages sans en connaître tous les membres ni en comprendre tous les liens. Mais c’est une société accueillante pour les lecteurs à l’écoute des voix résistantes. Cet univers pourtant âpre, marqué par le totalitarisme, l’exil et la détention, fait naître l’empathie et un grand chant qui tient aussi bien du chœur antique que de l’opéra. Si les contenus sont puissants par leur radicalité et leur violence, les formes et les voix sont intenses et magnifiques par leur variété et leur langue. Volodine a toujours dit qu’il écrivait en français une littérature étrangère. La langue internationaliste de ses textes hérite de celle, hybride, parlée dans les camps, aujourd’hui comme hier. C’est une langue à la fois traduite et en traduction, affranchie de l’individualité d’un auteur unique et de la singularité d’un style, une langue partageable, parlée au « nous » de la communauté.
Tiphaine Samoyault (Ecrivaine et essayiste)